Reconstruction Française au Nouveau-Brunswick
by Dr. Marguerite Michaud
Reconstruction Française au Nouveau-Brunswick
BOUCTOUCHE, PAROISSE-TYPE
par Dr Marguerite Michaud
Les presses universitaires – Fredericton, 1955, 223 p.
Monographie paroissiale
La paroisse de Bouctouche sert ici d’exemple du processus de la reconstruction française au Nouveau-Brunswick, qui s’est entamée dans les décennies héroïques qui suivirent la Déportation. On y relate l’évolution de Bouctouche du point de vue économique, religieux, politique et social, jusqu’au milieu du vingtième siècle.
TABLE OF CONTENTS
- Avant-propos- Très révérend Père Désiré Allain
- Introduction
- Chapitre I
Topographie du Nouveau Brunswick
- Première partie-Vie pionnière
- Chapitre II
Bref exposé historique
- Chapitre III
Arrivée des premiers colons de la paroisse
- Chapitre IV
Quelques familles souches de la région
- Chapitre V
Familles pionnières
- Deuxième partie-Vie religieuse
- Chapitre VI
Aperçu de la vie religieuse en Acadie
- Chapitre VII
Premiers missionnaires et prêtres nés dans la paroisse
- Chapitre VIII
Les premiers curés de la paroisse
- Chapitre IX
Curés de l’époque contemporaine et vicaires de la paroisse
- Chapitre X
Prêtres et religieux nés dans la paroisse
- Troisième partie-Vie éducative
- Chapitre XI
Le couvent de Bouctouche et les Religieuses Notre-Dame du Sacré-Coeur
- Chapitre Xll
Le système scolaire et les écoles
- Quatrième partie-La vie économique et professionnelle
- Chapitre XIII
Les industries de la paroisse
- Chapitre XIV
Caisses Populaires et Coopératives
- Chapitre XV
La Société Mutuelle de l’Assomption
- Chapitre XVI
Députés et professionnels
- Cinquième partie-Vie intime
- Chapitre XVII
Nos familles anglaises et irlandaises
- Chapitre XVIII
Bouctouche aujourd’hui avec quelques glanures du passé
AVANT-PROPOS DU PÈRE DÉSIRÉ ALAIN, PTRE-CURÉ
Depuis quelques années, nous songions à faire la publication de notre monographie paroissiale. Il s’agissait de trouver la personne qualifiée qui voulût bien consacrer des années de recherches à la réalisation de cette oeuvre.
Nous étions prêts à collaborer activement, à fournir les documents, à fouiller les archives en maintes occasions. Mais le texte devait être écrit, agencé, rédigé.
Une Bouctouche, le docteur Marguerite Michaud, présenta d’abord le sujet comme thèse de doctorat en histoire (magna cum laude) à l’Université de Montréal (1947). Sous une forme beaucoup plus simple et modifiée, elle veut bien livrer son travail au public en ce jour de la bénédiction de notre nouvelle église.
Nous sommes tous reconnaissants à cette distinguée paroissienne, la première femme acadienne à obtenir un doctorat. Elève de l’Université St François Xavier, boursière du gouvernement français (Sorbonne) et du comité France-Acadie, déléguée canadienne àUNESCO en Hollande, décorée de la médaille de l’Alliance Française de Paris, chevalier de la Société du Bon Parler français – autant de distinctions qui jaillissent sur elle.
Pour nous, sa famille et ses coparoissiens, le plus grand mérite sera d’avoir fait connaître les débuts, le développement, l’héroïsme des chefs tant religieux que laïques qui ont su construire Bouctouche, paroisse-type acadienne.
Puisse ce volume se répandre non seulement dans la région mais aussi à l’extérieur afin que les faits de notre petite histoire soient connus de tous les amis des Acadiens.
Que Notre Dame de l’Assomption continue à bénir, à protéger Bouctouche et tout son peuple!
Désiré Allain, Ptre Curé
CHAPITRE III : ARRIVÉE DES PREMIERS COLONS DANS LA RÉGION
Vers l’an 1763, quatre à cinq familles se fixèrent sur la Pointe où était autrefois l‘église paroissiale; se croyant à l’abri de la persécution des Anglais, ils avaient commencé quelques défrichements. Tout près, sur la Pointe-à-Jérôme, demeurait une bourgade d’Indiens laquelle était très sympathique aux Français. Les Anglais, décidés de faire disparaître la race acadienne du Nouveau-Brunswick, poursuivaient les fugitifs partout le long des côtes. Nos premières familles, dont le nom reste inconnu, furent victimes de l’ambition britannique, car lorsque les familles fondatrices de la paroisse arrivèrent à Bouctouche, les Indiens leur montrèrent les restes de masures et plusieurs «pilots» de coquilles d’huîtres à l’endroit où avaient habité quelques familles acadiennes.
De 1763 à 1773, on confia à J.F.W. Desbarres la tâche d’arpenter le littoral des Provinces maritimes; sa carte de Bouctouche se trouve aux archives du Musée du Nouveau-Brunswick, à Saint-Jean et indique trois maisons sur ladite Pointe de l‘église, à l’endroit où se trouve actuellement la Maison de retraites fermées.
Aussitôt arrivés en exil, les Acadiens firent le projet de revenir à leur pays d’origine. Un groupe de la Nouvelle-Angleterre, appelé «caravane de Massachusetts», entreprit le voyage à travers le Maine et le Nouveau-Brunswick, à pied et sans ressources. Après quatre mois, ils arrivèrent à la rivière Petitcoudiac où demeuraient quelques familles acadiennes. À partir de cet endroit, 120 familles allèrent se joindre aux 60 déjà établies à Memramcook. C’est ainsi que ce village devint l’un des centres d‘établissement les plus importants des Acadiens après leur déportation. Qu’il soit dit en passant que l’ingénieur Desbarres prit plus tard possession des terres des habitants de Memramcook; les malheureux possesseurs, menacés d’expulsion, ne purent rester qu‘à titre de fermiers provisoires. Le procès qui s’ensuivit dura jusqu’en 1842, alors que les Acadiens durent racheter les terres qu’ils avaient eux-mêmes défrichées.
Vers 1784, vivait dans cette paroisse de Memramcook celui que l’on pourrait appeler l’ancêtre de la paroisse de Bouctouche. Cet homme était Charles LeBlanc, vrai type acadien, fervent chrétien, le père véritable de la paroisse où ses enfants se sont multipliés en très grand nombre. En vrai homme d’action, il encouragea ses fils, François et Charlitte, à aller fonder de nouvelles colonies, car Memramcook devenait trop populeux. Ils partirent le 19 juin 1785 à la recherche de futurs établissements. Ils traversèrent le sentier à Gédaïc (aujourd’hui le chemin Scoudouc) portant sur leurs épaules un fusil, une hache et quelques provisions. Rendus à Cocagne, ils rencontrèrent des amis installés là depuis quelque temps entre autres, Jean Bourque et Paul Hébert, mariés aux deux cousines Marie et Marguerite Arseneau. Les Acadiens vivaient sous la vigilante protection de Joseph Gueguen (Goguen), l’un des personnages les plus remarquables de son temps, génie inspirateur du lieu. Nos deux voyageurs furent bien reçus il y eut fête dans le village, un grand repas aux «poutines râpées» suivi de belles «danses de jigues». Après cette agréable rencontre, François et Charlitte voulurent continuer leur chemin vers Miramichi malgré les insistances de leur amis qui les pressaient de rester parmi eux. Vers le 23 juin, ils arrivèrent à la rivière Madagouiac (Petite Rivière) qu’ils traversèrent au moyen d’un radeau fait de troncs d’arbres. Le soir, à travers le bois, ils arrivèrent à une petite île que l’on a appelée par la suite île Saint-Joseph (île des Béliers), vis-à-vis du moulin McLaughlin; ils y passèrent la première nuit sur un bon lit de branches de sapin. Le lendemain matin, nos deux voyageurs côtoyèrent le rivage jusqu‘à la pointe formée par les embouchures des rivières Madagouiac et Bouctouche.
Ils aperçurent deux grandes pointes Pointe-à-Jérôme et Pointe St-Eusèbe (Dixon’s Point) et une troisième rivière (Mescogne) qui se jette aussi dans la baie de Bouctouche. En honneur du saint patron du jour (24 juin), ils placèrent leurs nouveaux projets sous la protection de saint Jean Baptiste, dont la paroisse porte le nom encore aujourd’hui. François et Charlitte passèrent deux jours à examiner les avantages de la localité; ils se rendirent compte que la rivière Bouctouche était navigable sur une distance assez considérable, que la chasse et la pêche semblaient abondantes; il y avait de grands bancs d’huîtres qui pourraient leur fournir un moyen de subsistance pour peu qu’on en fasse l’exploitation.
Les Indiens qui demeuraient sur la Pointe-à-Jérôme ne se montrèrent pas trop sympathiques à l’arrivée de nouveaux colons car ceux-ci devraient nécessairement partager avec eux les produits de la chasse et de la pêche; cependant, ils se montrèrent conciliants envers leurs alliés d’autrefois qui avaient tant souffert, et leur promirent l’hospitalité lorsque les Acadiens reviendraient pour se fixer définitivement. François et Charlitte, contents de leurs premiers essais d’exploration, retournèrent à Memramcook pour rendre compte de la future colonie.
Le premier juillet 1785, François et Charlitte arrivèrent chez leur vieux père Charles LeBlanc; ils racontèrent à leurs nombreux amis toutes les possibilités qu’offrait Bouctouche comme future paroisse. Ils voulaient de nouvelles recrues pour leur prochain retour. Deux frères, Isidore Bastarache, marié à Rosalie LeBlanc, et Joseph Bastarache, marié à Marie Girouard, se joignirent à eux. Pendant l’hiver, les hommes se rendirent à Gédaïc et y construisirent des bateaux de troncs d’arbres pour faciliter le transport de leur ménage. Le 15 mai 1786, ces quatre familles quittèrent tristement la vallée de Memramcook pour aller fonder la paroisse de Bouctouche. Ils regrettaient de quitter leur parents et amis et surtout leur église à laquelle était attaché un curé résident, le révérend Messire LeRoux. Voici donc les noms des braves pionniers lesquels méritent la gratitude et la vénération de leurs nombreux descendants : Frères François LeBlanc marié à Hélène Breau, et Charlitte LeBlanc marié à Marie Breau, puis marié à Madeleine Girouard en secondes noces; frères Isidore Bastarache marié à Rosalie LeBlanc (parenté des frères LeBlanc) et Joseph Bastarache marié à Marie Girouard. Ces familles se rendirent d’abord à Gédaïc au moyen d’un étroit chantier dans la forêt vierge. Le bagage n‘était pas volumineux, mais il fallait tout porter sur les épaules. Quelques pauvres couvertures, très peu d’habits dont la plupart en toile du pays, une hache et un couteau de chasse faits à la forge, une petite marmite, un fusil, une tranche et quelques gamelles, voilà à peu près tout le ménage de chaque famille. Ils emportèrent du blé, du blé d’inde et des patates pour les confier à la terre aussitôt après leur arrivée.
Ils partirent le 17 mai et restèrent le premier soir à l’embouchure de la rivière Scoudouc. Le lendemain le groupe embarqua sur les bateaux construits l’hiver précédent et passa la nuit suivante sur l‘île de Cocagne; de là, ils se rendirent à Bouctouche pour y vivre jusqu‘à leur mort et y laisser une postérité qui ne mourra jamais. Ce lieu, qui n’avait été en 1760 qu’un refuge temporaire, devint en 1786 une colonie permanente, grâce au labeur de quelques familles échappées de Memramcook. François et Charlitte s‘établirent sur la pointe entre les embouchures des rivières Bouctouche et Madagouiac, où vivait en 1890 le petit-fils de François, Octave à Pierre à François LeBlanc. Isidore et Joseph prirent possession du lot suivant sur la rive sud de la rivière, où résidaient en 1890 les filles de Joseph à Isidore Bastarache. Ce Joseph est mort en 1885 à l‘âge de 94 ans, après avoir été marié pendant 66 ans à Perpétue à Osée à Julien Collet.
En arrivant, chaque famille se bâtit un abri temporaire pour se protéger contre le climat et pour commencer les premiers défrichements. Le rivage avait déjà été habité par les autochtones qui avaient coupé beaucoup de bois de chauffage. Il y avait donc quelques clairières; les premiers travaux des colons furent donc beaucoup facilités. Pendant l’hiver, les hommes s’occupaient à préparer le bois pour la construction de nouvelles maisons «pièce sur pièce». Dans ce temps-là, il avait abondance de saumons, de truites, de bars et d’anguilles dans la rivière et la baie était pour ainsi dire couverte d’huîtres, de palourdes et de coques. Il y avait quantité de gibier mais à un moment donné les autres denrées vinrent à manquer. C’est alors que François alla à Cocagne s’approvisionner chez le vénérable Joseph Goguen, et on célébra sa visite par une vraie fête acadienne du bon vieux temps.
Les premières familles de Bouctouche voulaient faire augmenter le nombre d’habitants de leur nouvelle colonie, afin de s’assurer au plus tôt les services d’un missionnaire et d‘établir une chapelle permanente. Elles se tournèrent vers Petitcoudiac, qui se trouvait dans la Nouvelle-Acadie fondée après la dispersion. Les Acadiens y vivaient en grande crainte des Anglais et souvent ils se réunissaient chez le vieux Sylvain Babineau pour discuter de leurs projets. Les voyageurs venus de Bouctouche furent reçus dans la plus grande hospitalité. Les enfants de Sylvain écoutaient avec grand intérêt le récit de nouveaux défrichements, car il leur tardaient, eux aussi, de s‘établir. Ces Babineau vinrent plus tard au Village-de-Richibouctou puis à l’Ardouane et plusieurs filles de cette famille fondèrent des foyers à Bouctouche.
Gervais Girouard et Julien Collet, mariés respectivement aux deux soeurs Madeleine et Julienne Thériau, demeuraient aussi à Petitcoudiac; sans hésiter, ces deux familles décidèrent d’aller à Bouctouche aussitôt que possible. Joseph et François, enchantés de leurs succès, revinrent par Memramcook en route vers leurs foyers. Ils y rencontrèrent les Richard le Plate, et les Richard Jani qui vinrent prendre des renseignements au sujet de la nouvelle colonie; bientôt, ceux-ci se joindront à la nouvelle population.
À l’automne de 1786, les quatre maisons, en somme assez confortables, sont prêtes à accueillir les pionniers. C’est alors que François LeBlanc et Joseph Bastarache se décidèrent de faire le voyage à Memramcook afin de se procurer toutes les choses nécessaires pour passer l’hiver. Rendus chez leurs parents, ils donnèrent des détails si intéressants sur la nouvelle colonie que Benjamin Allain, marié à Isabelle LeBlanc, soeur de François et de Charlitte, voulut venir avec nos voyageurs de Bouctouche. Il fut suivi de près par un autre frère LeBlanc Joseph, marié à Elizabeth Landry. Ces pauvres gens hésitèrent un peu à partir car ils avaient souffert tant de persécutions et d’ennuis depuis 1755 qu’un autre déménagement les effrayait. Avant le départ de Memramcook, le vieux Pierre Bastarache qui était bien malcadaque, exprima le désir d’aller passer ses derniers jours avec ses enfants Joseph et Isidore; il partit avec le groupe. Nous trouvons l’acte de sa sépulture aux archives de l‘église du Village-de-Richibouctou daté du 21 mars 1796 et signé par J. Castanet, Ptre Miss.; il était âgé de 76 ans. Pendant l’hiver de 1787 est né le premier enfant français de la paroisse de Bouctouche Laurent, fils de Charlitte LeBlanc et de Madeleine Girouard. En l’absence du missionnaire, c’est le grand-père Pierre Bastarache qui baptisa l’enfant au milieu du groupe respectueux. L’acte de baptême ne se trouve pas aux archives de la paroisse; il est peut-être à Caraquet, où sont conservés de nombreux documents, ou même à Carleton en Gaspésie, où résidaient les anciens missionnaires.
En 1789 d’autres familles vinrent s‘établir à Bouctouche; Jean et Joseph Babineau, de Petitcoudiac demandèrent des lots sur la rivière “Chebuctouche”. En 1790, arrivèrent Jacques Cormier, dit Jacquot, marié à Osithe Pothier; Paul Girouard, dit Gervais, marié à Madeleine Thériau; Joseph LeBlanc, frère de François et de Charlitte, marié à Elizabeth Landry. Les descendants de ces familles, avec les Savoie, Allain, Jaillet et Collet, forment la majeure partie des paroissiens de Bouctouche.